« De ton anniversaire au mien » : Nouvelles d’une amie au Liban
Isabelle était avec moi au collège qui était dans la même rue que la Frat’Aire. De passage dans la région, elle est venue dans notre Frat à plusieurs reprises pour des repas solidarité et culture. Elle vit au Liban, à Beyrouth où elle travaille depuis trois ans, pour l’ambassade de France, comme attachée culturelle. Depuis plusieurs semaines, elle subit la guerre, comme les 20 000 ressortissants français résidants au Liban. Voici quelques-uns de nos échanges entre son anniversaire et le mien.
21 août 2024
Véronique : Je ne sais pas si j’ose te souhaiter un bon anniversaire Isabelle, dans le contexte actuel au Liban. J’espère que ça va ? J’ai peur pour toi, mon amie.
Isabelle : Oui ! Aujourd’hui, c’est mon anniversaire et j’aurais dû rentrer en France pour quelques jours ! Mais vu le contexte, les consignes de l’ambassadeur sont de ne pas quitter le pays au cas où l’on doive être réquisitionnés pour organiser l’évacuation des Français du Liban.
18 septembre 2024
V : Comment vas-tu après les explosions de téléphones et de bipers ?
I : Je vais bien. Il faut voir comment vont répliquer le Hezbollah et l’Iran et aussi Israël. Ne vous inquiétez pas pour moi pour l’instant, ça va encore et je ne regrette pas ma décision d’arrêter à Noël pour prendre ma retraite. Mais quelle fin de carrière.
19 septembre 2024
V : Plus d’une cinquantaine de raids israéliens en moins d’une heure au Sud Liban, ça se passe comment pour vous à l’ambassade ?
I : J’avoue qu’il y a une grosse baisse de moral et aussi une grosse fatigue. On est tous sous le choc et la sidération. Très dur de soutenir nos collègues libanais au quotidien, de trouver du sens au boulot, de tout démonter ce qu’on a mis des semaines à préparer. On est triste, si triste de tout cela…
20 septembre 2024
I : Pour l’instant, je suis chez moi, mais très stressée. La tension est à son comble, c’est très difficile de rester zen.
23 septembre 2024
V : Quelles sont les nouvelles ? Est-ce que tu es en sécurité ?
I : Je ne sais pas quoi dire, c’est tellement fou et stressant. A priori, je suis dans le quartier chrétien de Beyrouth qui ne devrait pas être attaqué, mais je vais partir demain m’installer chez une amie, on sera mieux à deux, d’autant plus que mon appartement est au 15e étage d’une tour toute vitrée, c’est flippant ! En tout cas, nous avons interdiction de quitter le Liban, on verra comment cela évolue dans les jours qui viennent.
24 septembre 2024
V : Quand est-ce que vous serez évacué du Liban ?
I : Pas d’évacuation de prévue pour l’instant. De toute façon, en cas d’évacuation, c’est nous, à l’ambassade, qui l’organisons. Donc, le jour venu, nous évacuerons tous les ressortissants français et après, nous aurons éventuellement l’autorisation de rentrer aussi.
27 septembre 2024
V : Bombardement sur Beyrouth, tu y étais ?
I : J’étais en voiture, j’ai eu la peur de ma vie. Là je suis à l’abri, je vais essayer de me calmer. Les frappes étaient sur le bunker où était Nasrallah, le chef du Hezbollah. Six immeubles ont été descendus, les images des explosions et des immeubles en flammes passent sur tous les réseaux.
28 septembre 2024
I : Hello à tous, pour info, on passe en cellule de crise, je ne serai pas joignable dans les jours qui viennent. Ne vous inquiétez pas.
30 septembre 2024
I : Je flippe, je vous épargne les détails… Je suis au bureau, on passe de réunion de crise en réunion de crise. Samedi, j’étais à la permanence téléphonique de la cellule de crise, c’est très éprouvant. Au bout des 4 heures de téléphone, on est vidé. Nous devons rencontrer notre ministre des Affaires étrangères qui est arrivé hier soir. Pour info la décision d’évacuation dépend directement du président de la République, donc on attend. Dans la rue où je loge, ils installent de grandes croix lumineuses la nuit, pour prévenir les Israéliens que c’est une rue chrétienne. En tout cas, j’ai bien fait de m’installer chez mon amie, j’ai découvert aujourd’hui, qu’à 100m de chez moi, se trouve le quartier général du parti BAAS chiite pro-syrien.
3 octobre 2024
V : L’espoir s’accroche à ce qu’il peut, cette croix avec ses guirlandes lumineuses, suspendue en travers de la rue, en est la preuve. Qu’en est-il de la visite du ministre ?
I : Toujours pas d’évacuation pour l’instant. Par contre, on a affrété un vol commercial pour des collègues qui demandaient de rentrer, principalement ceux qui sont ici avec conjoints et enfants. J’ai quelques collègues qui sont partis ce matin dans l’émotion générale et les larmes. Moi, je suis en renfort au consulat où je prends des permanences du téléphone d’urgence pour les 20 000 Français présents au Liban. C‘est assez dur psychologiquement, c’est pourquoi on fait des permanences de 4 heures. J’ai intégré la cellule de crise qui devra gérer l’évacuation, si notre président le décide. Donc pour moi pas de retour avant des semaines…pour l’instant, il faut tenir jour après jour, avec les bruits des bombardements nuit après nuit.
5 octobre 2024
V : Les infos sont assez terribles pour les civils libanais. Toi, tu tiens le coup ?
I : Pour conjurer le sort et reprendre des forces, j’ai fait une nuit de 10 heures et même cet après-midi je me suis autorisé le coiffeur. Je sais, c’est indécent sans doute, mais ça m’a fait beaucoup de bien.
Réponse d’une amie commune : C’est la guerre qui est indécente et ignoble. Tu as raison d’avoir une certaine « normalité » au milieu de l’horreur du quotidien.
7 octobre 2024
I : Hier, pendant 6 heures, j’ai contacté des Franco-Libanais pour leur demander s’ils étaient partants pour intégrer un vol militaire ou commercial pour la France. C’est épuisant, surtout après une nuit blanche. On rappelle depuis des semaines qu’il continue d’y avoir des vols commerciaux, et on incite les gens à les prendre. Mais, beaucoup ne veulent ou ne peuvent pas payer et attendent l’évacuation officielle. Si les gens comprenaient ce qu’est une évacuation, avec des jours d’attentes dans des gymnases sans confort avant de pouvoir prendre un vol, ils devraient se ruer sur les avions. Je passe beaucoup de temps à discuter avec les gens. Certains comprennent et pas mal ont heureusement trouvé un billet d’avion, d’autres gens sont à la rue. Il y a ceux trop gentils et ceux qui nous engueulent grave. Bref ! Une belle leçon sur l’humain… En général, les gens déchargent leurs émotions sur nous et nous ressortons de ces séances lessivés, avec en plus nos propres angoisses à gérer, que personne ne prend en charge. Il faut trouver le moyen de ne pas péter un plomb. La plupart du temps, j’y arrive, mais il y a des moments où ça lâche, heureusement pas trop souvent. On peut aussi appeler une cellule de psychologue à Paris, si on veut. Mais ici, on est tous dans le même bain et on essaye de se soutenir mutuellement.
10 octobre 2024
V : Nous avons entendu aux infos qu’il y a eu d’autres bombardements, ça va pour toi ?
I : Oui ! Je vais bien, mais j’ai bien fait de partir de mon appartement, pour aller vivre chez une amie, car ils ont tapé à 5min à pied de chez moi.
11 octobre 2024
I : Je suis en bonne voie pour rentrer mardi, officiellement en repos pour une semaine. Heureusement, car c’est devenu invivable, je suis arrivée au bout de mes forces et je suis terrorisée.
13 octobre 2024
V : Je suis heureuse que tu puisses rentrer mardi. Qu’en est-il de ta retraite en décembre ?
I : Oui, normalement je rentre à Paris ce mardi 15 octobre. Je suis très mal. J’ai beaucoup d’hypertension qui, même avec les médicaments, ne descend pas. Je suis en très grand stress. Je n’ai jamais été comme ça, je suis terrorisée. J’ai trop peur de ne pas pouvoir partir mardi, à tel point que je ne contrôle plus mes angoisses…Je vous donnerai des nouvelles dès mon retour. Moi, je peux partir, mais je ne peux pas m’empêcher de penser à tous ces gens partout qui subissent la guerre. Tant que l’on n’a pas vécu ça, on ne peut pas se rendre compte physiquement de ce que cela provoque. Pour le moment, je vais me soigner et il va me falloir du temps pour récupérer. La retraite, c’est dans 2 mois, alors d’ici là on verra. Je te souhaite un bon anniversaire Véro, on se retrouve bientôt !
L’avion de mardi 15 octobre a été annulé. Isabelle a enfin pu rejoindre la France, mercredi 16 octobre, nous envoyant une dernière photo des fumées des bombardements juste à côté de l’aéroport de Beyrouth, au moment de son départ.
Véronique Megnin, bénévole à la Frat’Aire du Pays de Montbéliard
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