On ne peut donc être jamais tranquille !?
Quand ce n'est pas le moment, quand ce n'était pas prévu, quand on est interrompu, dérangé. On peste. Mais pour Stéphane Lavignotte, qui puise son explication dans le nouveau testament, on peut forcément tirer quelque chose de ce dérangement. Même Macron, dérangé en plein discours aux Pays-Bas, à La Haye le 11 avril 2023.
Toute personne agissant dans l’action sociale – salarié comme bénévole – a connu cette situation et nous la vivons aussi souvent à la Mission populaire : vous êtes occupé à quelque chose et débarque quelqu’un qui vous vous fait une demande qui n’a rien à voir avec ce que vous êtes en train de faire.<br>Un repas de paroisse et quelqu’un vient demander si vous pouvez l’aider pour les papiers. Vous êtes en train de faire une permanence pour les papiers, et quelqu’un qui a besoin d’un logement. C’est l’heure de la permanence pour le logement et on vient vous demander s’il y a un cours de français.
La paroisse ou la Fraternité de la Mission populaire est concentrée sur son nouveau projet de paroisse ou projet associatif, prend enfin le temps de réfléchir... et c’est la guerre en Ukraine, il y a des réfugiés qui arrivent dans la ville ou le quartier. Vous organisez un braderie, et un collectif de sans-papiers vient occuper votre fraternité – c’est arrivé au Foyer de Grenelle dans le 15e en 1998. Et ça n’arrive pas qu’à nous.
Le président de la République veut prononcer un beau discours sur l’Europe avec plein de belle envolée et voilà qu’il est coupé par des contradicteurs. Il descend d’une jolie voiture en compagnie du roi des Pays-Bas et des hommes foncent vers lui en chantant l’hymne des Gilets jaunes.<br>On est donc dérangés tout le temps ?
Jésus ne peut jamais être tranquille !
Jésus et ses disciples n’ont pas plus de chance. Dans une histoire qu’on trouve dans le nouveau testament sous le nom de « Jésus et la femme syro-phénicienne » ou « Jésus et la femme cananéenne » (par exemple en Matthieu 15,21-28, voir 1.), ils se mettent à l’écart de la foule, des personnes à soigner, des polémiques avec les pharisiens… ils peuvent enfin souffler un peu. Et voilà qu’encore quelqu’un – cette femme donc – les ennuie. Un peu de tranquillité, enfin !, et quelqu’un se met à leur crier dessus.
C’est vrai, c’est fatigant.
Mais alors pourquoi dans cette histoire, Jésus lui donne-t-il finalement raison en soignant sa fille ? Est-ce pour s’en débarrasser plus rapidement ? Est-ce parce qu’elle est tellement insistante que c’est le seul moyen de la faire cesser ? Parce que oui, il y a de l’insistance chez elle. Des cris dit le texte. Elle « répond » à Jésus, comme on dit des enfants qui « répondent » à leur enseignant. Mais dans sa réponse, il y a de l’argumentation.<br>Jésus a d’abord refusé de soigner sa fille en disant qu’il n’était venu que pour les juifs (ce qu’elle n’est pas). Mais alors qu’elle insiste, il la rabroue en lui disant qu’« il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de les jeter aux petits chiens ». Elle répond alors « Oui, Seigneur, mais les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres ». Et Jésus cède et soigne sa fille. Il y a bien des choses là-dedans.
Des miettes
D’abord, il y a la table d’où tombent les miettes, comme la table bien rangée de nos activités, de notre organisation, de notre planning, de notre visite protocolaire, du plan com’ du président, de ce que nous avons prévu de faire. Et des perturbateurs viennent y semer le bazar. Le bazar vraiment ? Si on est honnête avec nous-mêmes, ils ne demandent que des miettes de ce bel ordonnancement de notre table. Ils demandent un peu du temps que nous avions prévu pour ce que nous avions programmé. Un peu de notre attention détournée de ce qui occupe nos pensées. Leur donner un peu d’importance au milieu de tout ce qui nous semble important. Des miettes de tout ça.
Alors, on ne va pas se mentir. Quand on n’a déjà pas beaucoup de temps, d’argent, de charge mentale disponible, on peut trouver que ce « un peu » nous coûte beaucoup, que ces miettes grattent énormément. Et on réagit comme les disciples : « Pour une fois qu’on a réussi être entre nous, ne nous dérange pas ! ». On réagit comme Jésus : « Je ne suis venue que pour les brebis perdues de la maison d’Israël. Ce n’est pas le cœur de notre mission. Ce n’est pas prévu dans le projet de paroisse, le projet associatif de la Fraternité, le planning de la visite officielle, le programme législatif ! ».
Un peu pour gagner beaucoup
Mais alors pourquoi Jésus finalement accepte de la soigner ? Peut-être parce qu’il réalise que ce « un peu » qui lui est demandé par la femme peut lui apporter beaucoup. C’est l’autre chose qu’il y a dans la réponse de la femme. Jésus n’est venu que pour les brebis perdues de la Maison d’Israël ? La femme lui fait réaliser que lui, fils de Dieu, s’enferme dans l’entre-soi d’une population restreinte. Dans l’entre-soi ethnique. De la même manière, les disciples, ont-ils aussi réagi comme cela, car ils étaient perturbés dans l’entre-soi du groupe, les disciples et Jésus, entre eux, enfin tranquille.
Cette petite perturbation, ces miettes qui grattent, ce « un peu » d’attention, d’engagement de leur part vers l’extérieur de leur groupe, de leur ethnie, les sort de l’entre soi. Il peut être étouffant, ou tout simplement nous privant de découvertes, de richesses, de la joie des surprises de l’imprévu. La femme les sort de l’entre soi pour un imprévu d’une richesse autrement plus bénéfique que les quelques miettes qu’elle a glanées de la table.
Les chrétiens existeraient-ils si Jésus n’avait pas rencontré la femme cananéenne ? S’il était resté le messie venu uniquement pour les brebis perdues de la maison d’Israël ? Il serait resté un rabbin exceptionnel, mais uniquement dans le judaïsme. Les disciples et leurs descendants ne seraient pas venus jusqu’en Gaule et seraient dans le judaïsme à faire des polémiques avec les pharisiens. Et nous n’aurions jamais eu sa bonne nouvelle. Il ne serait pas devenu le fils de Dieu pour toute l’humanité, annonçant la vie plus forte que la mort, le Royaume au milieu de nous.
Et nos dirigeant·es, ne gagneraient-ils et elles pas à se laisser déplacer par les résultats d’une convention citoyenne sur le climat ou la fin de vie ? À écouter et s’inspirer des propositions alternatives des syndicats sur le financement des retraites ? À entendre quand une majorité écrasante de la population dit « non » à un projet de loi, manifeste, bloque, déborde ? Pour qui sont-ils venus ? Dans quel groupe social, ethnique ou de genre s’enferment-ils à ne pas se laisser bousculer par des femmes syro-phéniciennes qui insistent ? Alors, laissons perturber nos tables, nos vies, au moins « un peu », ces miettes de perturbations qui nous dérangent, mais ouvrent nos vies et nos communautés (y compris notre communauté nationale) et nous déplacent de nos évidences, de nos projets. Et peuvent donner bien des surprises et des richesses auxquelles nous ne nous attendons pas.
Stéphane, pasteur de la Maison Ouverte de Montreuil
(1) Matthieu 15,21-28
15.21 Jésus, étant parti de là, se retira dans le territoire de Tyr et de Sidon.
15.22 Et voici, une femme cananéenne, qui venait de ces contrées, lui cria : Aie pitié de moi, Seigneur, Fils de David ! Ma fille est cruellement tourmentée par le démon.
15.23 Il ne lui répondit pas un mot, et ses disciples s'approchèrent, et lui dirent avec insistance : Renvoie-la, car elle crie derrière nous.
15.24 Il répondit : Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël.
15.25 Mais elle vint se prosterner devant lui, disant : Seigneur, secours-moi !
15.26 Il répondit : Il n'est pas bien de prendre le pain des enfants, et de le jeter aux petits chiens.
15.27 Oui, Seigneur, dit-elle, mais les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres.
15.28 Alors Jésus lui dit : Femme, ta foi est grande ; qu'il te soit fait comme tu veux. Et, à l'heure même, sa fille fut guérie.
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