Choisir son Οἰκο
Alors que démarre le Temps pour la Création 2024, il est essentiel de réfléchir à notre rôle en tant que gestionnaires de la Terre. Le thème de cette année, "Espérer et agir avec la Création", nous invite à prendre des décisions éclairées pour préserver notre maison commune. Dans ce contexte, le texte biblique de Luc 16,1-13, peu cité dans les discussions écologiques, offre pourtant une perspective intéressante sur la gestion responsable des ressources que Dieu nous a confiées.
Dans ce texte, il est question d’un gérant qui est réprimandé par son maître, car il n’a pas bien géré le bien qui lui était confié. Il sait qu’il va être licencié, alors il appelle toutes les personnes qui devaient de l’argent à son maître et réduit leur dette, en espérant qu’ils lui seront reconnaissants de ce geste et deviendront ses amis. Il y est dit le fameux verset selon lequel, on ne peut pas servir deux maîtres, Dieu et Mamon (Dieu de l’argent). Dans ce texte, il y a quatre lettres qui nous intéressent particulièrement : Οἰκο qu’on retrouve 9 fois en 13 versets. Οἰκο, cette racine se retrouve aujourd’hui dans économie, écologie, œcuménique. Dans ce texte, ces quatre lettres servent à désigner le gérant - οἰκονόμος -, la gestion (οἰκονομίας) ou gérer (οἰκονομεῖν), et cela à 7 reprises. Deux fois, ces quatre lettres sont utilisées pour dire la ou les maisons (Οἰκος, οἴκους). Au cœur de la question écologique, n’y a-t-il pas justement la question de comment nous gérons notre maison, notre maison terre, ou nos maisons écosystèmes ? Cette terre et ces écosystèmes que nous ont confiés nos parents, qu’ils nous ont confiés pour que nous les gérions bien ? Bien les gérer pour nos enfants qui en hériteront ? N’est-ce pas une manière de comprendre ce thème d’un patrimoine durable ? Dans le Petit Prince, Saint-Exupéry écrit : « Nous n'héritons pas de la terre de nos parents, nous l'empruntons à nos enfants."
Choisis ton Οἰκο !
Il y a là une réflexion toute faite : il nous a été confié la gestion de ce bien qu’est la planète, elle nous a été confiée par Dieu par l’intermédiaire de nos ancêtres. Si nous volons Dieu, si nous dilapidons ce patrimoine, nous serons réprimandés comme l’est ce gérant mauvais et tricheur. Et si nous gérons mal ce patrimoine naturel, ce serait que trop souvent, nous choisissons le Mamon de l’argent plutôt que Dieu. Si nous choisissons le Οἰκο d’économie contre le Οἰκο de l’écologie, le Οἰκο d’économie contre le Οἰκο de nos maisons, que nous avons failli à écouter l’interpellation de la fin du passage : « Nul domestique ne peut servir deux maîtres, car ou il haïra l'un et aimera l'autre, ou il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon ». On peut pousser jusqu’à parler d’incompatibilité du système capitaliste avec la sauvegarde de la création. Choisir Dieu plutôt que Mamon, ce serait rejoindre – vous en avez sans doute entendu parler - le mouvement de désertion en cours : tous ces jeunes très courageux qui préfèrent abandonner une belle carrière que leur promettait une belle école pour inventer un autre monde à la fois à l’intérieur et en marge de celui-là en créant des fermes de maraîchage, élever des chèvres, faire du pain. Bref, sortie de l’économie capitaliste.
Ça se tient sur le fond biblique, théologique et politique
D’abord sur le fond politique, pensons-nous que les désertions seraient assez massives ? Pensons-nous que ce serait suffisant compte tenu de la puissance de l’argent aujourd’hui dans le monde ? Ensuite, sur le fond théologique, Jésus n’a pas déserté. Il n’est pas allé créer une communauté dans le désert de Qumran, en dehors du monde, même si sa pensée avait des proximités avec les écrits qui y ont été retrouvés. Sur le texte dans son contexte, si on regarde les trois paraboles qui précèdent (le fils prodigue, la drachme perdue et la brebis perdue), il n’est pas question de trouver une position de pure. Il est question de personnes impures qui sont accueillies par Jésus, ce qui provoque les réactions négatives des pharisiens qui eux se croient purs. Le parti pris est celui des impures qui se posent des questions, pas de ceux persuadés d’être purs. Et surtout, c’est passer un peu vite sur ces versets 8 et 9 de ce texte, qui sont si gênants puisqu’ils apparaissent après que l’intendant ait réduit la dette des débiteurs de son maître : Et le maître loua l'économe injuste de ce qu'il avait prudemment agi ; car les fils de ce siècle sont plus prudents que les fils de la lumière dans leur manière d'agir envers leur propre génération. Et moi aussi je vous dis : faites-vous des amis avec les richesses injustes, afin que lorsqu'elles vous manqueront, ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels.
L’injustice c’est les autres !
Il s’agit d’agir dans un monde impur, en tant qu’individus et communauté humaine imparfaite, avec les moyens qu’on a. Car la première facilité à éviter est de se dire que ceux qui ont les richesses injustes, ce sont les autres. Mais à partir du moment où il n’y a que Dieu et Mamon, toutes nos richesses sont injustes, faisait remarquer Jacques Ellul. Même un pasteur : son argent vient des paroissiens, les paroissiens ont peut-être acquis leur argent de manière injuste ? Un fonctionnaire ou un travailleur social : il a son argent de l’État qui l’a d’abord de la TVA, impôt très injuste puisque payé au même pourcentage par les pauvres et les riches. Savez-vous que les titres de transports en commun sont taxés à 10 % et le chocolat noir à 5, 5 % ? Sur la question écologique, certes, les 10 % les plus riches de la planète émettent 34 % du CO2 mondial. Mais presque toutes les populations du nord – pauvres compris, sans doute pas les SDF – sont dans ces 10 % et émettent plus de CO2 que ce que à quoi ils auraient droit si on répartissait le CO2 à émettre en fonction du poids démographique pour la planète. Donc, ce gérant qui gère mal ce bien qui nous a été confié, c’est chacun de nous – bien sûr avec des responsabilités, des efforts à faire en proportion de notre richesse et donc de notre pollution.
Quels efforts ?
C’est bien là que se situe le centre du texte : quels efforts ? Car ce qui est frappant, c’est que notre gérant – donc les éditeurs de Bible l’appellent suivant les éditions malhonnête, habile ou avisé – ne reste pas inactif. Il est accusé de vol ; d’avoir mal géré ; il ne s’enfuit pas au loin pour se cacher en laissant tout sur place. Il utilise le bien, cette richesse injuste pour préparer demain en se faisant des amis. Le gérant s’en fait des amis en utilisant l’argent, en étant actif avec ces richesses injustes, en les utilisant de deux manières : mercantile et vile d’un côté et d’une manière subversive, de l’autre. Mercantile et vile, c’est-à-dire en faisant appel au sens de l’intérêt des personnes de sa génération – comme de toutes les générations : en réduisant leur dette vis-à-vis du maître, en les « achetant » pourrait-on se dire. Mais il s’en fait aussi des amis d’une manière subversive. Dans les commentaires, on donne deux interprétations contradictoires à cette façon de réduire la dette des endettés. La première, la compréhension la plus fréquente, est qu’il réduit les dettes sur le dos du capital qui lui a été confié. Il vole son maître. La seconde, appuyée sur une documentation abondante sur les pratiques de l’époque, en prenant sur le pourcentage qui lui revient pour sa gestion du bien de son maître, sur son propre profit. Dans les deux cas, n’est-ce pas d’une manière subversive par rapport aux critères de l’économie dominante aujourd’hui : soit en volant la propriété des propriétaires, soit en rognant sur la logique de profit et de son propre profit ?
Soyons des gérants habiles !
Voilà qui pourrait aussi nous inspirer. Pouvons-nous prendre les mêmes risques que ce gérant ? Puisque l’argent est une puissance qui transforme le monde, puisque l’argent a mené la planète à la catastrophe, et que nous n’avons pas le rapport de force qui nous permettrait de sortir de la domination de l’argent, peut-on détourner l’agent pour renverser la vapeur ? Comme le gérant en fait un usage à la fois mercantile et vil et en même temps subversif, quels seraient les usages équivalents aujourd’hui de l’argent dans nos économies ? Vile et mercantile, c’est-à-dire jouant sur le sens de l’intérêt des personnes et des entreprises : avez-vous remarqué que depuis que le coût de l’énergie a explosé et qu’on parle de risque de pénurie, les supermarchés sont réceptifs à l’idée d’éteindre leurs enseignes la nuit et mettre la clim’ moins fort ? Savez-vous que la vente des voitures électriques d’occasion a explosé ? Celle des scooters électriques à Paris depuis que les deux rois à moteurs à essence doivent payer leur stationnement ? Moi-même, si j’ai plus d’aide de l’État, je pourrai davantage isoler ma maison. Subversive, c’est-à-dire en prenant sur les profits ou sur la propriété, comme l’intendant, pour changer les structures de l’intérieur : taxer les superprofits des entreprises pétrolières pour nous aider à nous passer du pétrole en finançant le train ou l’isolation des bâtiments, taxer les superprofits des groupes de supermarché pour développer l’agriculture bio et paysanne, ceux des grands transporteurs internationaux pour investir dans les circuits courts, des groupes alimentaires pour payer des fruits et légumes locaux et de qualité aux pauvres ? Et comment rogner le capital comme le fait peut-être le gérant : nationaliser les banques pour les obliger à investir dans la transition écologique plutôt que dans les énergies fossiles ? Plus positivement, ça peut être nous aussi : placer son argent dans des banques éthiques – comme Oïkocredit créé par les églises protestantes - qui rapportent moins, mais financent le développement écologique au Nord et au Sud, faire des dons quand une paroisse ou une association cherche de l’argent pour la rénovation écologique de ses bâtiments.
De cet argent forcément injuste qui le sera toujours puisqu’il est cette idole qu’on appelle Mamon, oui, faire un usage à la fois vil, mercantile et subversif. Comme le défendait un théologien américain, Reinhold Niebhur, à propos de la défense de la démocratie, les fils de la lumière doivent apprendre du réalisme et de la prudence des fils de ce siècle, donc dans ce cas, aussi faire avec le sens de l’intérêt pour défendre ce qui est important. Et comme l’intendant réaliste pour récréer l’amitié nécessaire. L’amitié avec la nature que nous avons considéré comme une matière première, une carrière à exploiter, disait Ricoeur, une décharge pour notre CO2, nos poubelles et nos déchets radioactifs. L’amitié avec les pauvres du Sud et du Nord ainsi que les générations futures qui subiront et subissent déjà les conséquences de la crise écologique et que nous privons des mêmes opportunités de développement que nous, en tout cas suivant le même modèle. A nous, injuste, mais justifiés par Dieu, d’utiliser l’argent, d’être actif avec cet argent impur pour qu’ils soient à nouveau nos amis.
Stéphane Lavignotte, pasteur et coordinateur de la Maison Ouverte de Montreuil
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